« Le travail du clown s'articule avec le cheminement chrétien »

« Vous cherchez des champignons ? Jouez à fond sur cette idée ! » La scène est comique : Antoine et Jean, à quatre pattes, se regardent attentivement, tout en balançant lentement leurs bras à terre. La consigne : reproduire scrupuleusement les mouvements de son binôme. Objectif : travailler la relation. À les voir autant courbés, Philippe Rousseaux, l’animateur de la session, commente : « On dirait un stage clown en Ehpad ! [rires] La position accroupie est inconfortable, mais ça n’est pas grave, amusez-vous ! » Et d’enchaîner avec cette analogie inattendue : « La vie aussi est faite d’inconfort ! »Depuis trente ans, Philippe Rousseaux, clown sous le nom de Pol Bouchard, mais aussi bibliste et professeur de théologie, fondateur et directeur artistique de l’association Clown par foi, propose des stages de cinq jours, tout au long de l’année. Pour ce 137e stage, l’artiste accueille chez lui, à Bonvillet (Vosges), dans une sobre ferme du XVIIIe siècle. Avec comme intitulé : « Devenir clown, devenir humain ». L’ambiance joyeuse contraste avec l’atmosphère extérieure, pluvieuse et fraîche. Par temps froid, la salle à manger tient lieu de scène. Vêtus de leur costume, Antoine, blazer, chapeau noir et nœud papillon jaune, et Jean, veste en laine assortie à des chaussons montants et bonnet, jettent des regards interrogateurs aux cinq autres stagiaires qui les regardent amusés. Bientôt, eux aussi seront invités à improviser une situation à partir d’une consigne précise.Au fil du séjour, les stagiaires explorent les nombreuses facettes du clown à travers différents exercices : jeux collectifs en tenue « civile », qui approfondissent un élément spécifique du fonctionnement du clown (émerveillement, liberté, regard, etc.) et improvisations sur des thématiques données. Ces dernières exigent de porter la tenue de scène choisie par un alter ego et le fameux nez rouge, propices à l’audace. « Parce qu’avec un nez rouge, on “noze” !, s’amuse Philippe Rousseaux. Par la pratique du jeu, je veux vous amener à approfondir notre humanité, à consentir à cette merveille que nous sommes, malgré nos fragilités. » Puis il engage une comparaison avec la foi, citant saint Irénée : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ! »La réflexion théologique est bien au coeur du stage. / Annonciade PetitLoin du paraîtreOn est loin de la performance et du paraître mondain exigés par la société. Si le rire et la spontanéité font partie intégrante des stages, ceux-ci ne sont pas pour autant réservés aux professionnels de l’humour ou aux tempéraments fantaisistes, mais à toute personne désireuse de vivre cette expérience originale faisant dialoguer expérience artistique et vie spirituelle. La soixantaine, les cheveux grisonnants en bataille, petites lunettes rondes sur un visage espiègle, tenue décontractée, le formateur offre généreusement son large sourire et interpelle à coups de grands éclats de voix. En 1994, à l’âge de 33 ans, déjà clown – par appétence depuis l’enfance – mais athée, Philippe Rousseaux se convertit à la suite d’une discussion avec une amie revenue bouleversée d’une retraite, et reçoit le baptême deux ans plus tard. Cet épris de la Bible arrête alors durant trois années le clown et le théâtre pour se consacrer à des rencontres, réflexions et formations spirituelles. Depuis, il propose ces sessions originales, montrant l’articulation possible entre le travail du clown et le cheminement chrétien.Pause matinale, bien appréciée de cette troupe d’artistes quelque peu étonnante. Assis dans un fauteuil confortable, Antoine relit ses notes. Cet homme de 63 ans, au visage bon enfant, se définit volontiers comme « un pitre » dans la vie. « J’aime rire parce que j’ai beaucoup pleuré dans mon enfance, analyse ce pasteur évangélique. Philippe nous encourage à nous donner à fond. C’est un stage qui défonce ! » Et ce, à coups de bons mots et de phrases choc dont s’amuse si bien l’animateur. « Il ne faut pas être susceptible avec les remarques de Philippe, prévient Martine, à l’accent lorrain prononcé. Il nous bouscule dans nos habitudes, nos réticences, notre foi, mais sans jugement et toujours avec affection », certifie cette habituée des stages.Petit coup de cloche. Nouvelle improvisation. Caroline, en tenue sombre, et Xavier, très élégant dans sa queue-de-pie, revêtent leur chapeau et vissent leur nez rouge. « Thème : Ève et le serpent ! », crie Philippe Rousseaux à nos deux clowns, cachés derrière une porte en verre. Aussitôt, les voilà qui pénètrent dans la salle à manger, devant les regards attentifs des autres stagiaires. Pour tout décor, un coussin et une pomme posés à terre. Des jeux de visages alternent avec des gestes, très expressifs pour Caroline – qui n’en est pas à son premier stage clown –, beaucoup plus réservés pour Xavier. « Allez, action ! », tonne l’animateur, qui tout à coup lance : « Dieu vomit les tièdes ! Oui, c’est ça, prends la pomme ! Il est bon d’avoir des en-vies [sic] sur terre ! » L’exercice dure encore quelques instants. Applaudissements. Nos clowns ôtent leur chapeau et leur nez, et viennent s’asseoir avec le « public ». « Je n’étais pas dedans », regrette Xavier. « Ça, c’est une bonne nouvelle !, se réjouit étonnamment Philippe Rousseaux. Le clown, c’est justement celui qui joue de ce qui lui arrive, de son malaise, pour le convertir en joie. Il invite à ne pas tant réussir dans la vie que réussir sa vie ! » Pour asseoir son propos, il dessine un schéma sur le tableau. Trois courbes colorées, comme autant de façons de vivre. L’une est rectiligne : « L’encéphalogramme plat : on est mort . » L’autre dessine de petites vagues : « On vivote, on n’ose pas trop s’engager – mariage, travail, amitié, etc. – pour ne pas risquer de souffrir, de rater. » La troisième montre une oscillation très prononcée : « Ce sont nos détresses offertes, assumées, et nos joies profondes, telles des résurrections. » Et d’engager un rapprochement avec les psaumes qu’il affectionne particulièrement : « C’est l’attitude du psalmiste qui crie : “Alléluia !” après avoir souffert profondément. Voilà le vivant incarné ! Cessons d’être étriqué ! »Cette profondeur des réflexionsS’il ne s’agit pas d’une retraite spirituelle mais plutôt d’un stage, la réflexion théologique est bien au cœur de chaque séjour, adaptée en fonction du public. Anne-Laure, maman de trois enfants, éloignée de l’Église depuis dix ans, ne s’attendait pas à cette profondeur des réflexions, et s’en réjouit. Celle qui se définit comme « introvertie, cérébrale » trouve dans le plaisir à jouer et l’accueil de ses difficultés une certaine « libération ». Même réaction pour Brigitte, la soixantaine, psychologue, qui dit apprécier ces « partages simples autour de la foi » et vouloir « retrouver ce chemin de confiance avec Jésus » après avoir fréquenté plusieurs Églises. Si les préceptes et exercices que le bibliste propose déstabilisent parfois les stagiaires, le message interpelle. « Avec sa fougue, Philippe nous invite à changer de regard sur nous-même et sur les autres. Cela m’aidera dans mes prêches », confie Antoine.Nouveau tintement de cloche. Cette fois, il s’agit pour Anne-Laure, Anne et Caroline de jouer la Nativité. Quelques objets improbables au sol : une brosse à balai, une pomme de douche, une couverture. Anne-Laure s’improvise en Marie, Anne en ange, tandis que Caroline, vêtue de son costume « noir de deuil » peine à endosser le rôle de saint Joseph. La brosse à balai fait office de Petit Jésus, la pomme de douche de pluie de grâces, la couverture de mangeoire. L’ange, silencieux et penaud, se met à genoux, les mains jointes. « C’est ça, montre-nous que tu t’ennuies », insiste le formateur. Le public réagit en riant, invité à mettre en pratique la « théopraxie » : le changement de regard qui rejoint celui de Dieu sur nous. « Les stagiaires sont clowns sur scène, mais surtout lorsqu’ils sont spectateurs et qu’ils encouragent, explique Philippe Rousseaux. C’est une attitude à pratiquer dans la vie : mon regard, mon attention à l’autre, peuvent lui manifester qu’il est bon qu’il soit là. Inversement, si chaque personne que je rencontre me transmet que c’est bon que j’existe, ça transforme la vie ! »clownparfoi.fr